"520PF Plongée dans l'univers étrange de l'hospitalisation"

4 - Chif, le premier voisin

Chif

 

         « Chif », c'est comme çà qu'il m'appelle. Cà veut dire « Chef » en fait. Alors je l'appelle comme çà aussi. Il doit venir tout droit du Maghreb, je l'imagine vieux berger des contreforts de l'Atlas. Il baragouine un très pauvre français que pratiquement personne ne comprend. Sa femme et ses enfants, je les comprends, mais lui, j'ai du mal… Chif, en fait, c'est un vieux bonhomme, un peu limité, un peu fou ou perdu, mais qui me semble surtout très inquiet et qui n'a qu'une seule idée en tête : s'en aller ! Les soignants lui parlent fort, croyant qu'il est sourd, mais Chif n'est pas sourd, ou plutôt, pas tout le temps. Il joue avec çà… « Alors c'est compris, Monsieur, vous ne marchez pas, il ne faut pas poser le pied par terre ! –Oui Mamoisil ! Merci ! Merci ! …» Et, l'infirmière partie, voilà Chif qui se relève, et qui s'en va, clopin clopant, jusqu'à la salle de bains… A chaque visite d'un soignant, il demande à voir le docteur et à aller à la maison… Et ensuite, quand nous ne sommes plus qu'à deux, il clopine dans un sens et dans l'autre, systématiquement.

         Ce soir, Chif est content, sa femme lui a apporté un petit poste de radio. Il avait déjà la télé, mais il ne la regarde pas, il ne doit pas comprendre ce que disent ces gens… Il ne pratique pas non plus la télécommande, outil fondamental de l'homme moderne ! La télé, il l'a allumée une fois, avec le son à fond, et moi, j'ai bondi (douloureusement) dans mon lit ! Aïe derechef !

         Alors sa femme, voyant que son homme ne se servait pas de la télé, et souhaitant améliorer son quotidien lui a donc apporté ce petit poste de radio. Petit, mais bien le poste ! Il fonctionne sur secteur, pas d'espoir donc de voir les piles s'user…Et Chif commence ce soir-là par une séance de recherche de station « valable »… Poursuivant inlassablement sa quête, il va ainsi, deux heures durant, passer d'une station à l'autre, scannant la bande hertzienne dans un sens et dans l'autre, opiniâtrement ! Il s'arrête parfois, va savoir pourquoi, sur une de ces stations lointaines, tu sais bien, de celles qui satisfont leurs trois auditeurs en passant des morceaux de musique contemporaine particulièrement dissonants… Et puis il reprend son nomadisme radiophonique, se posant çà et là sur des « Tiiiouououououiiiiiiii !! »En insistant bien sur le « iiiii » final. Cà irait bien cinq minutes mais une heure trente ! Alors je lui dis « Eh Chif, c'est bon, là ! On va faire la pause ! ». Alors, pas contrariant, il me répond : « Oui ! Chif ! » Et il arrête…Pour reprendre dix minutes plus tard ! Professionnellement, je suis connu comme quelqu'un de patient, c'est effectivement une de mes (quelques) qualités. Mais là, j'ai dû faire de gros efforts !

         Heureusement pour moi, en vrai sale gosse, Chif n'a pas mis très longtemps pour détruire sa radio. Dès le lendemain, l'antenne était brisée, et le troisième jour le poste, éventré, montrait, indécent, ses circuits imprimés à qui veut… Exit la radio ! Ouf ! Me dis-je, enfin tranquille ! Mais, du coup, ce matin, il s'ennuie Chif. Plus de recherche de station, car je crois bien, qu'au fond, il recherchait une radio de là-bas, une radio qui lui parle dans sa langue, qui lui chante des chansons de son pays… Mais il n'a pas trouvé, et, la radio fichue, il s'ennuie…Et ce matin, tandis que je me livre à mes acrobaties hygiéniques quotidiennes, j'entends tout à coup un « Bip ! », Puis un autre plus long, appuyé… et encore , et encore…C'est le téléphone, le sien. Mais il ne compose pas, au sens proprement technique du terme, de numéro. Non, Chif jouait plutôt d'un improbable instrument de musique, car ses « Bips » tantôt longs et appuyés, tantôt courts, se modulaient en une lente et longue ( !) mélopée électronico-ethnique, d'un effet cependant très moyen au niveau qualitatif… Peut-être souhaitait-il réellement téléphoner, mais ses tentatives semblaient, outre qu'elles étaient assez exaspérantes, totalement inefficaces, sauf à appeler la chine ou …loin, très loin…

         Décidément, je dois être assez éprouvé, car je flanche au bout d'une demie heure : « Qu'est-ce que tu fais Chif ? », alors il a arrêté. Ouf, derechef, ou d'heureux Chif ?

         Un soir, vers vingt trois heures, au moment où le service se calme, voilà Chif qui se lève, va vers son armoire, enfile un pull, et hop ! Clip, clop, s'en va vers la salle de bain. « Qu'est-ce que tu fais ? » lui demandai-je, craignant toujours qu'il ne se retienne à mes jambes.

-         Ben, c'est le matin, je vais me laver !

-         Mais non, Chif, c'est le soir, il faut aller dormir !

Alors Chif, quand même perturbé, est retourné, clip, clop, dans son lit, et s'est rapidement remis à ronfler…

         Quant à moi, j'ai peu dormi avec Chif à mes côtés. J'avais peur qu'il ne se rattrape à ma jambe ou à mon pied, peur qu'il tombe aussi, car son équilibre (physique) laissait à désirer. Je surveillais ses cavalcades nocturnes, me disant que, s'il venait à chuter, je pourrais toujours sonner et appeler du secours. Je n'allais quand même pas dénoncer mon vieux co-détenu. Ce noble vieillard du désert, venu tout droit de son oasis natale au creux d'une dune orangée…Il aurait là-bas fière allure. Ici, il n'est qu'un débris échoué, perdu et angoissé. Il est aussi, dans un autre sens, encombrant, pénible et fatigant.

         Un beau matin, les infirmières me disent qu'elles savent (un peu de) mes turpitudes avec Chif. Une chambre se trouve libre et elles vont aller l'y installer pour qu'il ne dérange plus personne.  Je suis d'accord, j'ai vraiment besoin de me reposer ! Adieu donc, Chif, noble fils du désert, qui priait parfois le soir, les doigts joints, les lèvres marmonnant le coran…Qu'Allah soit avec toi !

Et pour moi, voici la perspective d'une nuit calme, que je compte bien déguster comme une friandise ! Ouf !

 

 



07/03/2009
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